Dans le paysage si riche et si varié
de la musique roumaine actuelle, il n?existe certes guère de personnalité
plus radicale,plus audacieusement novatrice, que Iancu Dumitrescu.
A quarante ans, en sa triple qualité de compositeur,de chef
d?orchestre et animateur,enfin d?écrivain, il s?affirme comme l?une
des forces vives de la jeune musique, non seulement à l?échelle
roumaine, mais internationale. A la tête de l?Ensemble Hyperion,
qu?il a fondé en 1976 et qu?il dirige depuis, ensemble comprenant
quelques-uns des plus brillants instrumentistes de Roumanie, il a
fait connaître dans toute l?Europe non seulement ses ouvrages les
plus significatifs, mais encore ceux de ses confrères représentant
l?aile marchante et prospective de l? École roumaine.
Pour être hardiment projeté vers le futur, pour nous
proposer un univers sonore pleinement inouï, l?art de
Iancu Dumitrescu n?est pas moins fermement enraciné dans une tradition,
nourrie des sucs fécondants de la terre roumaine. Il représente
de manière exemplaire cette
École à ce jour unique au monde, qui a trouvé les
chemins de la plus exaltante aventure en retournant aux sources les plus
ancestrales. Grâce à quoi il naît une musique absolument
neuve, et pourtant accessible, compréhensible, aux antipodes de
toute spéculation abstraite et de toute expérience de laboratoire.
Il est d?ailleurs remarquable que ces sonorités si nouvelles soient
obtenues par des moyens essentiellement simple et ?naturels?, sans
recourir jamais à une technologie ?lourde? du type IRCAM. Un peu
d?électro-acoustique et d?amplification, un synthétiseur
ou deux, bien peu de choses, certes, en face du travail de renouvellement
fondamental sur l?instrument lui-même.
Cette musique qui sans cesse déborde le système tempéré
et se sert des micro-intervalles les plus ténus, ne sonne pourtant
jamais de manière ?dissonante?: c?est qu?elle se base sur l?exploration
très poussée des harmoniques les plus éloignées
dans le spectre. La jeune École roumaine, Iancu Dumitrescu en tête,
n?est certes pas la seule qui situe actuellement ses recherches dans
la direction d?une telle musique ?spectrale? - hyperconsonante, hyperharmonique
au vrai sens du terme! - car on observe des tendances parallèles
dans la jeune École française (les musiciens du Groupe de
l?Itinéraire), chez les jeunes Canadiens (le regretté Claude
Vivier, Michel-Georges Brégent, John Réa) ou Italiens (Claudio
Ambrosini, Aldo Brizzi, etc.). Mais les Roumains, travaillant d?ailleurs
longtemps à l?écart et dans un relatif isolement, peuvent
revendiquer une certaine antériorité dans cette démarche
qui aboutit, singulièrement avec Iancu Dumitrescu, à
une véritable analyse spectrale de l?intérieur du son,
équivalent à une sorte de fission nucléaire. Le grand
précurseur de cette direction, dont on commence à reconnaître
l?importance alors qu?il fête ses quatre-vingts ans, est le compositeur
italien Giacinto Scelsi.
Dans une musique ?spectrale? et hyperconsonante comme celle de Iancu
Dumitrescu, on croit reconnaître sans cesse des lambeaux, des échos
de mélodies folkloriques, de chants et d?appels ancestraux des bergers
des Carpates. C?est que les instruments populaires échappent eux
aussi au compromis de l?échelle tempérée, pour donner
au contraire l?échelle naturelle des harmoniques. Le spectre contient
ainsi mille mélodies virtuelles, qui s?incarnent fugitivement selon
les rencontres ou les intersections de colonnes harmoniques. La musique
folklorique est ainsi un phénomène sonore à la fois
naturel et culturel. Depuis le génial précurseur
George Enescu, toute l?Ecole roumaine puise à ces resourecs
pures, les fait fructifier, les transfigure. Il en va de même pour
ceux qui furent les maîtres de Iancu Dumitrescu : Stefan Niculescu
et Aurel Stroe, cependant qu?Alfred Mendelsohn lui inculqua le métier
de base classique, et que les conseils précieux de Sergiu Celibidache
l?aidaient à clarifier sa conception phénoménologique
de l a composition musicale.
Les oeuvres de Iancu Dumitrescu se situent en effet très
loin des concepts traditionnels, non seulement en matière de son,
mais de forme et de structure. Ses principales oeuvres font intervenir
le concept d?acousmatique,terme socratique désignant l?art de cacher
l?essence de la source sonore,d?en déguiser l?origine. Basée
sur l?exploration intime des paramètres secrets, cachés,
du phénomène sonore, sa musique tire ses modèles formels
de la structure même du son, en une correspondance parfaite de la
micro - et de la macro-structure. Cette approche phénoménologique
de l?acte compositionnel implique à la fois une confiance
très large en la dimension intuitive de l?invention et, correctif
indispensable, une permanente lucidité intellectuelle. Composer
devient ainsi une attitude de chirurgien ou de biologiste, travaillant
directement sur le plasma sonore, sur la matière vivante et mobile.Cette
attitude s?étend aux divers paramètres du son, et notamment
à un système d?organisation des durées accordant à
chaque nombre un rythme possédant son esthétique,
son éthique et sa prégnance propres. Car le Temps, seul paramètre
sonore existant aussi en dehors du son, est également celui qui
sous-tend tous les autres : hauteurs, timbres et intensités s?évaluent
en vibrations, en périodes, donc en temps.
La prédilection de Iancu Dumitrescu pour les instruments
graves (contrebasse, basson, trombone, tuba, etc.) s?explique par le fait
que ce sont eux qui possèdent la colonne d?harmoniques la
plus complète, le spectre le plus riche et le plus beau. Les principes
acoustiques évoqués plus haut permettent d?ailleurs de rendre
les sources instrumentales quasiment méconnaissables. Ainsi, dans
?Ursa Mare?, les deux bassons sont préparés, par introduction
d?objets étrangers dans les trous et les clefs. De plus, les instrumentistes
doivent jouer avec l?ouverture de l?instrument appliquée à
une peau de grosse caisse, qui en prolonge et en modifie les harmoniques.
Le basson voit ainsi mis à sa disposition toute une échelle
inédite de micro-intervalles.
Certaines oeuvres importantes de Iancu Dumitrescu existent en plusieurs
variantes se distinguant par leur instrumentation. Terminée en 1983,
la version d??Ursa Mare? enregistrée ici, la plus complète
quant à ses effectifs instrumentaux, fait appel à deux bassons
(préparés) , à quatre contrebasses, à un piano
(préparé lui aussi), à un ensemble d?instruments à
percussion (peaux et métaux), enfin, à une bande
magnétique. L?oeuvre est dédiée à Harry Halbreich.
Dès le début de sa carrière, Iancu Dumitrescu
s?était fait connaître par des pages orchestrales d?une étonnante
nouveauté, où la plupart de ses conquêtes actuelles
se trouvaient plus que préfigurées. ?Apogeum? (pour vents
et percussions), ?Reliefs?(pour deux orchestres et pianos) comptent ainsi
au nombre des pages majeures de la nouvelle musique orchestrale roumaine.
Fort de toutes les expériences acquises au cours des années
de travail avec ses musiciens de l?Ensemble Hyperion et avec le grand
contrebassiste italien Fernando Grillo, Iancu Dumitrescu a composé
?Aulodie Mioritica? tout d?abord pour clarinette et orchestre,puis
pour d?autres solistes.
La version pour contrebasse solo et orchestre (?Aulodie Mioritica?
Gamma ) destinée à Fernando Grillo et créée
par lui, a été terminée en juin 1984, et exécutée
pour la première fois immédiatement après son achèvement
à Radio-France par le dédicataire, avec le Nouvel Orchestre
Philharmonique sous la direction de Yves Prin. L?orchestre est une
formation relativement restreinte (vents par deux, cordes en effectifs
mozartiens), mais avec une section importante de percussions. Par
l?effet des conceptions acousmatiques du compositeur, cet ensemble si familier
et si traditionnel se voit renouvelé par une dénaturation
totale des timbres et des sonorités, dont l?étrangeté
rivalise avec le solo de contrebasse. Celui-ci additionne les conquêtes
techniques et sonores de l?interprète et du compositeur en des effets
d?une extraordinaire nouveauté.
Mais, fidèle au titre choisi ( le terme d?aulodie,
plutôt réservé d?habitude à un instrument à
vent, se justifie par l?utilisation très poussée des harmoniques
et des sons flautando à la contrebasse! ), le compositeur
nous offre ici une vision transfigurée, hautement stylisée,
du chant ancestral des bergers des Carpates, dans l?esprit de la plus belle
et de la plus émouvante des Ballades populaires roumaine: Miorita
( l?Agnelle )